I
As I walked by myself
And talked to myself,
Myself said unto me,
Look to thyself,
Take care of thyself,
For nobody cares for thee.
J’étais avec moi-même
Me parlant à moi-même
Et je dis à moi-même ces mots :
Occupe-toi de toi-même
Prends bien soin de toi-même
Car nul de toi ne se soucie
Vieille chanson
Par un matin froid et venteux de février, une femme prend le vol de dix heures à destination de Londres, suivie par un chien invisible. Cette femme se nomme Virginia Miner ; âgée de cinquante-quatre ans, elle est petite, laide et célibataire, bref, le genre de personne qu’on ne remarque pas ; mais qui enseigne dans une université prestigieuse de l’est des États-Unis, a publié plusieurs livres et a une réputation bien établie dans le domaine florissant de la littérature enfantine.
Le chien qui suit Vinnie à la trace, et qui n’est visible que pour son imagination, est son démon familier, son familier démoniaque ; dans l’intimité, elle l’appelle Fido, et il symbolise sa tendance à s’apitoyer sur elle-même. Elle se le représente sous l’aspect d’un bâtard au long pelage blanc et sale, de taille moyenne, tenant essentiellement du terrier gallois, qui la suit parfois en silence, et d’autres fois, gémit, halète et lui mordille les talons ; quand il s’enhardit, il court en rond autour d’elle et s’efforce de la faire trébucher ou au moins de la faire se baisser pour qu’il puisse se jeter sur elle, la précipiter à terre et la couvrir de baisers baveux. Vinnie sait que Fido veut monter dans l’avion avec elle, mais elle espère le laisser en arrière, comme elle a réussi à le faire à l’occasion d’autres voyages à l’étranger. Mais en raison de certains événements récents et de la durée prévue de son séjour, cela paraît peu probable.
Vinnie part aujourd’hui pour l’Angleterre où elle va passer six mois financés par une fondation. Elle va poursuivre là-bas, sous son nom professionnel de V.A. Miner, son étude sur les chansons populaires des écoliers. Elle a déjà fait ce voyage plusieurs fois, et son expérience lui permet maintenant de réduire au minimum les dépenses et l’inconfort encourus. Elle voyage de jour, par charter, et choisit de préférence un vol dans lequel on ne projette pas de film. Si elle en avait les moyens, elle paierait volontiers plein tarif pour éviter les temps d’attente qui précèdent l’embarquement (elle a déjà passé presque une heure dans diverses queues) ; mais cela témoignerait d’une prodigalité déraisonnable. Sa subvention n’est pas énorme, et elle sera de toute façon forcée de surveiller son budget.
Bien que la patience soit considérée comme une vertu caractéristique des femmes, et en particulier des femmes d’un certain âge, Vinnie a toujours détesté attendre, et évite autant que possible de le faire. À cet instant précis, par exemple, elle joue des coudes adroitement, dépassant des passagers moins expérimentés qui cherchent leur place ou qui sont encombrés de bagages trop volumineux ou d’enfants ; elle s’excuse, de sa voix ténue et agréable. Elle traverse l’office pour gagner la cabine du fond, et rebrousse chemin en empruntant une allée latérale, ce qui lui permet de contourner une cohue informe de péquenots caricaturaux chargés de sacs de voyage à l’enseigne des Sun Tours. En moins de temps qu’il n’en faut pour lire ce paragraphe, elle s’est frayé un chemin jusqu’à un coin fenêtre, à proximité d’une sortie, dans la cabine non-fumeurs, ne s’arrêtant que pour prélever sur un chariot le Times de Londres et l’édition britannique de Vogue. (Après le décollage, l’hôtesse distribuera des périodiques à tous les passagers, mais ceux que Vinnie préfère risquent de disparaître avant d’arriver jusqu’à elle.)
Opérant comme à son habitude, Vinnie se glisse à sa place, défait la fermeture Éclair de ses bottines et se retrouve en bas. Elle grimpe sur le siège et ouvre le compartiment à bagages ; comme elle mesure à peine plus d’un mètre cinquante, c’est pour elle le seul moyen de l’atteindre. Elle y prend deux coussins et une couverture bleue à mailles lâches, qu’elle laisse tomber sur le siège central, près de son sac à main et de ses périodiques britanniques, revendiquant ainsi tacitement cet emplacement si – comme cela est plausible un jour de semaine, en plein mois de février – il n’a été assigné à personne. Elle range alors son imperméable usé doublé de lainage, son chapeau mou en feutre beige et son châle de laine à impressions Liberty dans des tons ambre et beige, les disposant de telle façon dans le compartiment que seul un passager extrêmement mal élevé pourrait tenter d’empiéter sur eux. Elle claque la porte du compartiment avec quelque difficulté et s’assied. Elle case ses bottines sous son siège, ainsi qu’un carton contenant une bouteille de xérès Bristol Cream détaxé, et elle enfile une paire de pantoufles de voyage. Elle glisse un des coussins sous sa nuque et coince l’autre entre sa hanche et l’accoudoir. Elle lisse enfin ses cheveux grisonnants à la coupe sévère, se laisse aller dans son fauteuil, et, poussant un soupir, attache sa ceinture par-dessus son ensemble en lainage de teinte havane.
Vinnie est parfaitement consciente des réflexions que ces manœuvres pourraient inspirer à un observateur objectif, qui la trouverait sans doute cupide et obsédée par son bien-être. Dans cette civilisation où les gens jeunes et beaux sont appréciés pour leur énergie et leur égotisme, les femmes vieillissantes et sans beauté sont censées s’effacer, ne pas se plaindre, prendre aussi peu de place et respirer aussi peu d’air que possible. Pourquoi pas, pense-t-elle, à condition de voyager avec un être cher ou au moins proche de vous, qui vous aide à ranger votre manteau, glisse un coussin derrière votre tête, vous trouve un journal, ou, si vous en avez le désir, vous fait la conversation.
Mais qu’en est-il de ceux qui voyagent seuls ? Pendant l’essentiel de sa vie adulte, personne ne s’est intéressé au confort de Vinnie Miner ; pourquoi ne s’y intéresserait-elle pas elle-même ? Pourquoi supporterait-elle de voir son chapeau, son manteau, ses affaires écrasés sous les chapeaux, les manteaux, les affaires de personnes plus jeunes, plus grandes, au physique plus avantageux ? Pourquoi passerait-elle sept ou huit heures solitaires, sans coussin, gelée, à lire un vieux numéro de Punch, les pieds gonflés, ses yeux couleur d’ambre pâle irrités jusqu’aux larmes par la fumée des maniaques de la cigarette installés tout autour d’elle ? Comme elle se le répète souvent (mais jamais à voix haute, car elle sait que cela paraîtrait déplaisant), pourquoi ne veillerait-elle pas sur ses propres intérêts ? Personne d’autre ne le fera.
Mais ces débats internes, pourtant fréquents chez Vinnie, tiennent à l’heure actuelle peu de place dans son esprit. Le soupir haletant et singulièrement violent qu’elle a poussé en se renversant contre le dossier en velours bleu rugueux n’était pas un soupir de satisfaction, ni même de soulagement : c’était l’expression de sa profonde détresse. Elle a effectué mécaniquement les gestes rituels destinés à assurer le bon déroulement de son voyage ; si elle était seule, elle pousserait des hurlements de rage et de tristesse, et tacherait le Times de ses larmes.
Vingt minutes auparavant, pendant qu’elle patientait dans la salle d’attente – elle était alors d’excellente humeur –, Vinnie a lu dans un magazine d’audience nationale un article faisant allusion à l’œuvre de sa vie en termes méprisants et dépréciatifs. Selon cet article, des travaux comme les siens constituent un exemple typique du gaspillage des fonds publics, de la prolifération de recherches inutiles et médiocres, du manque de sérieux et de la faiblesse qui caractérisent à l’heure actuelle les études littéraires en Amérique. Est-il vraiment nécessaire de se livrer à un examen érudit des rengaines de cour de récréation ? demandait l’auteur de l’article, un certain L.D. Zimmern, professeur d’anglais à l’université de Columbia. Mme ou M. Miner répondrait certainement à cette question en alléguant la valeur sociale, historique ou littéraire de Ring around a rosy, poursuivait-il, étouffant dans l’œuf les arguments qu’on aurait pu lui opposer ; pour sa part, il était sceptique.
Ce qui rend particulièrement sinistre cette attaque gratuite, c’est que depuis plus de trente ans, l’Atlantic est le magazine préféré de Vinnie. Elle a grandi dans la banlieue de New York et enseigne dans une université du nord de l’État de New York, mais spirituellement, elle reste fidèle à la Nouvelle-Angleterre. Elle pense souvent que la culture américaine a entamé un long processus de déclin à la fin du XIXe siècle, quand son pôle s’est déplacé de Boston à New York ; et elle trouve réconfortant que l’Atlantic soit toujours édité à Back Bay. Lorsqu’elle imagine le jour où son œuvre sera enfin largement reconnue, c’est à ce magazine qu’elle accorde l’honneur de la découverte. Elle s’est souvent représenté le déroulement des événements : la première prise de contact par lettre, l’attitude respectueuse et passionnée du journaliste chargé de l’interviewer, le titre sous lequel paraîtra l’article ; le moment où ses collègues de l’université de Corinth et d’ailleurs ouvriront le magazine et verront son nom imprimé sur les pages de papier glacé de l’Atlantic, dans la typographie si élégante qui le caractérise. (Vinnie, bien que persistante et ardente dans ses ambitions, reste modeste ; elle n’a pas supposé que son nom pourrait figurer en couverture de l’Atlantic.) Elle a imaginé tout ce qui se passerait ensuite : les brusques sourires ravis de ses amis, les caricatures de sourire qui apparaîtraient de mauvaise grâce sur le visage de ceux qui ne sont pas ses amis et qui l’ont sous-estimée ainsi que son sujet d’étude. Hélas ! ce dernier groupe sera beaucoup plus fourni.
Car à la vérité, la littérature enfantine est une parente pauvre dans son département, de même, en fait, que dans la plupart des départements d’anglais : une belle-fille tolérée à contrecœur, comme dans les vieux contes, parce que les mots qui franchissent ses lèvres sont des perles étincelantes qui attirent des étudiants pas nécessairement brillants, eux, bien que fort nombreux. Dans le cercle de famille des différentes disciplines, elle est assise au coin du feu, tandis que ses sœurs laides et paresseuses dînent à la table du président, bien que beaucoup d’entre elles, à en juger par le taux d’inscription, doivent cracher des crapauds et des lézards.
Eh bien, pense amèrement Vinnie, voilà son vœu exaucé ; ses travaux ont été mentionnés dans l’Atlantic. C’est bien sa chance – il y avait sûrement d’autres projets de recherche dont les titres auraient pu attirer l’attention méprisante de L.D. Zimmern. Mais bien sûr, c’est elle qu’il a choisie, à quoi d’autre pouvait-elle s’attendre ? Vinnie constate que Fido l’a suivie dans l’avion et renifle ses jambes, mais elle n’a pas l’énergie de l’écarter.
Au-dessus de son siège, le voyant vient de s’allumer ; les moteurs se mettent à vibrer comme sous l’effet de son propre frémissement intérieur. Vinnie regarde, par le rectangle de verre strié et déformant, le bitume gris, les tas grêlés de neige sale et congelée, d’autres avions qui s’apprêtent à décoller ; mais ce qu’elle voit, c’est une foule d’exemplaires de l’Atlantic rangés en file d’attente avant de monter à bord, ou déjà en route, volant au-dessus des États-Unis entre les mains ou dans les mallettes des voyageurs, faisant de l’auto-stop, chargés dans des camions et des trains, ficelés en liasses et mis en vente aux étals des marchands de journaux. Elle se représente ce qui va résulter, ce qui résulte déjà de ce déplacement massif : elle voit, dans tout le pays, au domicile des particuliers, dans les bureaux, dans les bibliothèques, dans les salles d’attente des dentistes, ses collègues, ex-collègues, étudiants, ex-étudiants, voisins, ex voisins, amis et ex-amis (sans parler des membres du Comité des bourses de la fondation). Tous, à cet instant précis ou à un autre, ouvrent l’Atlantic, tournent ses pages blanches et glacées, tombent sur cet horrible paragraphe. Elle voit d’ici ceux qui riront tout fort ; ceux qui liront les phrases à haute voix avec un sourire sarcastique ; ceux qui, sympathisant avec elle, seront choqués par l’article ; et ceux qui gémiront en pensant ou en disant que cela fait vraiment mauvais effet pour le département ou pour la fondation. « C’est dur pour Vinnie, commentera l’un d’eux. Mais il faut reconnaître que le titre de son projet a quelque chose de comique : « Une étude comparative des chansons à jouer des enfants britanniques et américains » – quand même ! »
Le titre, peut-être ; mais pas le contenu, dont elle a passé des années à prouver le sérieux. Aussi banal qu’il puisse paraître, son matériel est riche en significations. Par exemple (Vinnie, presque involontairement, commence à rédiger dans sa tête une lettre à la rédaction de l’Atlantic), prenez le texte auquel le professeur Zimmern a tout particulièrement trouvé à redire :
Ring around a rosy
Pocketful of posies
Ashes, ashes,
We all fall down.
Tourne autour d’une rose
La poche pleine de bouquets
Cendres, cendres
Nous tombons tous par terre.
— Ce poème, selon les indices intérieurs aussi bien qu’extérieurs au texte, remonte vraisemblablement à la Grande Peste de 1655. Dans ce cas, les posies sont sans doute les bouquets de fleurs et d’herbes médicinales portés par les citoyens de Londres pour repousser l’infection, quant aux « cendres », elles font peut-être allusion à la crémation des cadavres qui jonchaient les rues.
— Si le professeur Zimmern s’était donné la peine de se documenter… s’il avait simplement pris le temps de se renseigner auprès d’une personne faisant autorité dans ce domaine – Vinnie continue sa lettre imaginaire – il… il serait encore vivant aujourd’hui. Sans qu’elle les ait cherchés, ces mots apparaissent dans son esprit et viennent compléter la phrase. L.D. Zimmern, qu’elle n’a jamais rencontré mais se représente (à tort) comme un homme gras et chauve, lui apparaît sous l’aspect d’un cadavre blafard, gonflé par la peste. Il gît sur les pavés d’une ruelle, dans le Londres du XVIIe siècle, ses vêtements souillés de vomissures, son visage noirci et convulsé, ses membres hideusement tordus par les affres de la mort, et son bouquet d’herbes fanées se dessèche près de lui.
— Bien souvent, reprend-elle, un peu choquée par ce qu’elle vient d’imaginer, ces textes qui semblent sans signification ont ce genre de connotations historiques et sociales cachées et préservent sous une forme orale…
Pendant que l’hôtesse, qui s’efforce de prendre l’accent de la BBC, commence ses exhortations rituelles, Vinnie continue sa lettre à la rédaction. Des formules qu’elle a utilisées fréquemment dans des articles ou des conférences se répètent dans sa tête, entrecoupées par celles que transmettent les haut-parleurs. « Les chansons à jouer des enfants/Placez le gilet de sauvetage au-dessus de votre tête/la plus ancienne des littératures universelles/Passez les lanières par-devant et attachez-les soigneusement/ représentant pour des millions de gens leur premier et souvent leur seul contact avec/En tirant sur le cordon, le gilet se gonflera d’air ». Se gonflera d’air – tu parles ! Les amères leçons de l’expérience lui ont appris qu’on ne gagnait jamais rien à envoyer de telles lettres. Soit elles font l’objet d’un refus poli (« À notre grand regret, le manque de place nous interdit… »), soit – ce qui est pire – elles sont acceptées et publiées des semaines ou des mois plus tard, rappelant à tout un chacun votre malheur alors qu’il était oublié depuis longtemps, et vous faisait passer pour un mauvais perdant.
Non seulement elle ne doit pas écrire à l’Atlantic, mais elle doit veiller à ne jamais mentionner la façon dont cette revue l’a attaquée devant quiconque, ami ou ennemi. Dans les milieux universitaires, se plaindre des critiques subies passe pour une preuve de faiblesse et de manque de dignité. En fait, Vinnie sait par expérience que les seuls ennuis dont on peut parler sans risque sont ceux que partagent tous vos collègues : le temps qu’il fait, l’inflation, la délinquance étudiante, etc. La mauvaise publicité mérite le traitement prescrit jadis par la mère de Vinnie pour les défauts physiques de l’adolescence : le silence absolu. « Si tu as un bouton sur la figure ou une tache sur ta robe, Vinnie, n’en parle surtout pas, pour l’amour de Dieu. Au mieux, tu rappellerais aux gens un aspect désagréable de ta personne ; au pire, tu attirerais là-dessus l’attention de ceux qui n’avaient rien remarqué. » Certes ; ce principe est indéniablement raisonnable. Son seul inconvénient, c’est que Vinnie ne saura jamais qui a remarqué la vilaine tache récemment apparue, et qui ne l’a pas vue. Jamais, jamais elle ne saura. Fido, qui se tenait debout, les pattes de devant posées sur ses genoux, poussant des gémissements pleins d’espoir, vient se blottir dans son giron.
Le rugissement poussif des moteurs s’amplifie ; l’avion commence à rouler le long de la piste, prenant de la vitesse. Il semble attendre le dernier moment possible pour basculer vers le haut en une sorte de cahot qui secoue les entrailles de Vinnie, comme d’habitude, et lui donne la sensation d’avoir été cognée à la nuque avec le coussin du siège. Elle déglutit avec difficulté et jette un coup d’œil par le hublot, où elle voit un fragment gris et gelé de Long Island défiler à un angle peu naturel. Elle a la nausée, se sent désorientée, endommagée. Quoi d’étonnant à cela, gémit Fido : cet outrage public fera toujours partie de sa vie, s’intégrant à une lamentable succession d’échecs et de défaites.
Vinnie sait, bien sûr, qu’elle ne devrait pas le prendre si mal. Mais elle sait aussi que les gens qui n’ont pas d’identité significative en dehors de leurs carrières, ni époux, ni parents, ni amant, ni enfants, prennent généralement mal ce genre de choses. Pendant la période brève et lointaine où elle a été mariée, les revers professionnels ne causaient aucun dommage au cœur de sa vie ; ils ne pouvaient troubler le confort (ou, plus tard, l’inconfort) de ce qui se déroulait dans son foyer. Ils étaient, pour ainsi dire, en dehors de l’avion, assourdis par l’isolation sociale et le ronronnement des moteurs conjugaux. Maintenant, ces coups tombent directement sur elle, comme si le lourd rectangle de verre avait été enlevé de façon à ce que Vinnie reçoive de plein fouet la houle de l’Atlantique – pas le magazine, mais un bras froid, à demi congelé et totalement humide de l’Océan qui lui a donné son nom, et qu’ils survolent ; de plein fouet, à plusieurs reprises, et…
« Excusez-moi. » C’est une voix véritable que Vinnie entend maintenant, la voix du passager assis du côté de l’allée : un homme corpulent au crâne dégarni, vêtu d’un costume marron comme on en porte dans l’Ouest et d’une cravate en cuir non tanné.
« Oui ?
— Je vous demandais si ça vous gênait que je regarde votre journal ? »
Bien que cela gêne effectivement Vinnie, les conventions la contraignent à ne pas le dire. « Pas du tout.
— Merci. »
Elle prend acte du sourire de l’homme avec le plus faible des hochements de tête ; puis, pour se protéger de sa conversation, mais aussi de ses propres pensées, elle s’empare de Vogue. D’un geste apathique, elle tourne les pages brillantes, s’arrêtant sur un article consacré aux soupes d’hiver puis sur un autre qui a pour objet le jardinage d’appartement. Les références aux os à moelle, aux panais, aux perdrix, aux roses de Noël et au lierre, le style où l’érudition s’allie à un ton d’intimité douillette, si différent des exhortations hystériques des magazines de mode américains, tout cela la fait sourire comme si elle reconnaissait une vieille amie. Elle passe rapidement, en revanche, sur les pages où il est question de vêtements ou de beauté. À l’heure actuelle, elle n’a rien à faire de leurs conseils, dont elle n’a d’ailleurs jamais tiré aucun profit.
Pendant presque quarante ans, Vinnie a souffert des désavantages particuliers aux femmes nées sans charme physique. Même enfant, elle avait un visage quelconque, qui évoquait un petit rongeur sauvage : un nez pointu et fin, des yeux ronds, un peu trop rapprochés, une bouche mince faite pour grignoter. Cependant, au cours des onze premières années de sa vie, son apparence ne préoccupait personne. Aux approches de la puberté, d’abord sa mère, saisie d’une anxiété soudaine, puis Vinnie elle-même, tentèrent d’amender les maigres appas dont elle était dotée. Elles respectèrent à la lettre les recommandations variables de leurs connaissances et des médias, sans jamais remporter le moindre succès. Les bouclettes et les ruchés en vogue à la fin de l’enfance de Vinnie ne lui allaient pas ; les vêtements à la coupe austère et aux épaules carrées de la Seconde Guerre mondiale accentuaient encore sa maigreur adolescente ; le new-look la noya dans les excès d’étoffe, et ainsi de suite, à chaque fois que changeait la mode. À vrai dire, la bonté d’âme imposerait de jeter un voile sur certains des efforts ultérieurs de Vinnie pour être chic : ses jambes osseuses de quadragénaire ornées d’une mini-jupe en cuir orange ; son petit visage de souris dominé par une masse de cheveux crêpés et caché derrière une énorme paire de lunettes d’aviateur à verres « miroir ». Vers l’âge de cinquante ans, Vinnie commença néanmoins à renoncer à ces tentatives épuisantes. Elle cessa de donner à ses cheveux une teinte auburn juvénile et peu naturelle et les laissa revenir à leur bigarrure poivre et sel ; elle donna la moitié de ses vêtements et jeta presque tous ses produits de maquillage. Il valait mieux, se dit-elle, regarder la réalité en face : elle était défavorisée par la nature, et à ce désavantage venait maintenant s’ajouter celui de l’âge ; elle aurait beau agiter des objets de couleur vive pour attirer l’attention, jamais elle ne serait de ces femmes que les hommes chargent avec la fougue d’un taureau. Du moins pouvait-elle éviter d’être ridicule. Si elle ne pouvait se transformer en femme séduisante, elle pouvait, au moins avoir l’air d’une dame.
Mais au moment même où elle se résignait à la défaite totale, l’avantage revint dans le camp de Vinnie. Au cours des deux dernières années, elle a, dans un sens, rattrapé et même dépassé certaines de ses contemporaines plus favorisées. Elle peut comparer son apparence avec celle d’autres femmes de son âge sans y trouver une source constante de mortification. Elle n’est pas devenue plus belle qu’elle n’était, mais elles ont perdu davantage de terrain. Sa silhouette mince, aux proportions modestes, n’a été ni déformée ni avachie par la maternité ou par les excès alimentaires suivis de régimes non moins excessifs ; ses seins petits mais plutôt jolis (d’un blanc crème avec les bouts roses) ne sont pas tombés. Ses traits n’ont pas pris l’expression blessée et tendue des anciennes beautés, elle ne se peint pas la figure, elle ne minaude ni ne roucoule dans le vain espoir d’attirer sur elle les hommages masculins qu’elle croirait lui être dus. Elle n’est pas rongée de colère et de chagrin de voir s’interrompre des assiduités qui ont toujours été, de toute façon, modérées, peu sûres et irrégulières.
De ce fait, les hommes – même ceux avec qui elle a eu des relations intimes – ne posent pas maintenant sur elle un regard désemparé semblable à celui qu’ils auraient devant un paysage bien-aimé dévasté par l’incendie, les inondations ou l’urbanisation. Peu leur importe que Vinnie Miner, dont l’apparence physique n’a jamais été sensationnelle, ait maintenant l’air d’être vieille. Après tout, ce n’est pas une passion romantique qui les a poussés à coucher avec elle, mais un sentiment de camaraderie et un besoin partagé et temporaire ; souvent, ils l’ont fait presque distraitement, pour soulager la pression causée par leur désir pour une créature plus fascinante. Il arrivait assez souvent qu’un homme qui venait de faire l’amour à Vinnie s’assoie tout nu dans le lit, allume une cigarette et lui raconte les vicissitudes de son aventure avec une beauté capricieuse, s’interrompant de temps à autre pour lui dire que c’était formidable d’avoir une copine comme elle.
D’aucuns seront peut-être surpris de découvrir cet aspect de la vie du professeur Miner. Mais on se tromperait en croyant que les femmes laides sont plus ou moins vouées à la chasteté. C’est une erreur répandue, puisque dans l’opinion publique – et en particulier dans les médias – la sexualité est associée à la beauté. C’est en partie pour cette raison que les hommes ne tiennent pas à se vanter de leurs liaisons avec des femmes sans charme, ou à les afficher. Quant aux femmes en question, les dures leçons de l’expérience et l’instinct de conservation les incitent souvent à ne pas étaler ces relations, où elles bénéficient plus fréquemment du statut d’amie intime que de celui de maîtresse en titre.
Il est assez notoire que n’importe quelle femme, ou presque, peut trouver un homme avec qui coucher à condition de ne pas se montrer trop difficile. Mais les exigences sur lesquelles elle doit en rabattre ne portent pas forcément sur la personnalité, l’intelligence, la vigueur sexuelle, la bonne apparence ou la réussite sociale. Il faut surtout, le plus souvent, qu’elle ne demande pas trop d’engagement, de constance, ni de passion romantique ; elle doit renoncer à tout espoir de déclaration d’amour, de regards admiratifs, de télégrammes spirituels, de lettres éloquentes, de cartes d’anniversaire, de billets doux pour la Saint-Valentin, de bonbons ou de fleurs. Non : les femmes laides ont souvent une vie sexuelle. Ce qui leur manque, c’est plutôt une vie amoureuse.
Vinnie est maintenant parvenue à un article de Vogue où il est question de nouvelles idées pour animer les fêtes d’anniversaire des enfants, et dont le contenu, sur le plan professionnel, l’afflige vivement, car l’accent y est mis sur des divertissements commerciaux organisés par les adultes : embauche de magiciens et de clowns professionnels, excursions touristiques, etc. : c’est exactement le genre de choses que l’on voit de plus en plus remplacer les rites et les jeux traditionnels. C’est en partie à cause de tels articles que le folklore antique et précieux de l’enfance est en voie de destruction rapide. Pendant ce temps, ceux qui s’efforcent d’archiver et de préserver cet héritage voué à la disparition sont ridiculisés, dénigrés, insultés dans des magazines à grand tirage. Ouah, ouah.
« Tenez, votre journal. » Le voisin de Vinnie lui tend le Times de Londres, maladroitement replié.
« Oh ! Merci. » Pour éviter que d’autres passagers le lui empruntent, elle pose le journal sur ses genoux en dessous de Vogue.
« Merci à vous. Y a pas grand-chose dedans. »
Puisque cette phrase ne revêt pas une tournure interrogative, Vinnie n’est pas obligée de répondre, et s’en dispense. Pas grand-chose, se demande-t-elle, mais encore ? Pas assez, peut-être, de nouvelles américaines, d’actualités sportives, de commentaires « grand public », ou même de publicité, par rapport au journal qu’il lit habituellement. Ou peut-être, ayant l’habitude des grands titres percutants et des paragraphes réduits à une phrase exclamative, la sobriété typographique et stylistique du Times lui a-t-elle fait croire qu’hier, il ne s’était rien passé d’important dans le monde. D’ailleurs, il ne s’est peut-être rien passé, bien que dans sa vie à elle… dans la vie de V.A. Miner… ouaf, ouaf, wou-ou-ou ! Tais-toi, Fido.
Mettant Vogue de côté, elle déplie le quotidien. Peu à peu, le style pondéré du Times, le climat de réflexion et de mesure qui s’en dégage, avec sa discrète tonalité d’ironie cultivée, lui rendent son calme, comme la voix d’une nanny anglaise apaiserait un enfant blessé et à bout de nerfs.
« Vous êtes en route vers Londres ?
— Quoi ? Oui. » Prise pour ainsi dire en flagrant délit, elle reconnaît sa destination, puis elle se tourne de nouveau vers la nanny qui lui raconte une histoire sur le prince Charles.
« Vous devez être contente de quitter le sale temps qu’il fait à New York, je parie. »
De nouveau, Vinnie en tombe d’accord, mais sur un tel ton qu’il devrait être clair qu’elle ne désire pas faire la conversation. Elle oriente son corps et les feuilles de papier fin du journal dans la direction du hublot, bien qu’on ne puisse rien y voir. L’avion semble immobile, agité de secousses d’une régularité monotone, tandis que des masses déchiquetées de nuages gris défilent.
Quelle que soit la longueur du vol, Vinnie s’efforce toujours d’éviter de lier connaissance avec quiconque, surtout lors de voyages transatlantiques. D’après ses calculs, la probabilité de devoir écouter un raseur pendant sept-heures et demie est bien plus forte que celle de rencontrer quelqu’un d’intéressant ; d’ailleurs, même parmi ses amis, y a-t-il vraiment quelqu’un avec qui elle souhaiterait converser pendant aussi longtemps ? De plus, cet homme semble être quelqu’un avec qui Vinnie ne voudrait pas converser pendant sept minutes et demie. À en croire son costume et sa façon de parler, c’est un homme d’affaires d’un des États du sud des Grandes Plaines, sans culture ni distinction particulières : le genre d’individu qui visite l’Europe en voyage organisé. Et de fait, le bagage à main posé entre ses énormes bottes de cow-boy porte l’étiquette à l’emblème de Sun Tours qu’elle a déjà remarquée : de grosses lettres de bandes dessinées qui encadrent un soleil rigolard à la Disney. Pour ce qui est du physique, ce n’est pas non plus le type d’homme qu’elle apprécie : costaud, rougeaud, les traits lourds, des cheveux drus d’un roux grisonnant, coupés court. Il y a des femmes qui le trouveraient séduisant, dans le genre buriné des hommes de l’Ouest, mais Vinnie a toujours préféré, chez les hommes, une sveltesse élégante, des cheveux fins et blonds, un teint pâle, des traits petits et délicats, en somme une version masculine et idéalisée de sa propre apparence.
Une demi-heure plus tard, repliant le Times pour prendre un roman dans son sac, elle jette un nouveau coup d’œil à son compagnon. Il est coincé pesamment dans son siège, ne somnolant ni ne lisant, bien que le magazine offert par la compagnie d’aviation soit négligemment jeté en travers de ses larges genoux. Elle passe un moment à se demander quelle espèce d’homme il faut être pour entreprendre un vol transatlantique sans emporter de quoi lire, et le classe dans les catégories suivantes : béotien et imprévoyant. Il était stupide de sa part de croire qu’il allait pouvoir passer le temps à bavarder : même s’il n’avait pas été assis à côté de quelqu’un dans le genre de Vinnie, il aurait pu avoir pour voisins des étrangers ou des enfants. Que va-t-il faire maintenant ? Rester assis là sans autre occupation ?
Tandis que l’avion continue à ronronner, la question de Vinnie reçoit une réponse. De temps à autre, son voisin se lève et se dirige vers l’arrière, et chaque fois qu’il revient, il émane de lui une déplaisante odeur de tabac brûlé. Vinnie, qui déteste les cigarettes, se demande avec irritation pourquoi il n’a pas pris un siège dans la section fumeurs. Il loue un casque à l’hôtesse, insère les écouteurs en plastique dans ses grandes oreilles rouges, et écoute une musique enregistrée de qualité inférieure, qui apparemment ne lui convient pas, puisqu’il ne cesse de modifier son choix. Enfin, il se lève à nouveau, et, debout dans l’allée, bavarde avec un membre de son groupe installé dans le siège de devant, puis, pendant encore plus longtemps, avec deux autres qui se trouvent dans les sièges de derrière. Vinnie constate qu’elle est cernée par les Sun-touristes, qui représentent tout ce qu’elle déplore et méprise dans son pays natal, tout ce qu’elle cherche à fuir en allant à Londres.
Bien qu’elle ne désire nullement prêter l’oreille à leur conversation, elle ne peut éviter d’entendre les grosses voix, avec leurs accents traînants de l’Ouest et leurs éclats de rire bruyants, se plaindre du départ retardé, de l’absence de films au cours de ce vol, bref, du mauvais cheval que leur a refilé leur agence de voyages. Cette formule revenant à plusieurs reprises, Vinnie finit par voir le Mauvais Cheval se matérialiser dans l’avion. Efflanqué, le dos creusé, certainement boiteux, il se tient sur trois pattes au milieu de l’allée, une étiquette Sun Tours collée sur sa croupe brune et mal soignée.
Incapable de se concentrer sur son roman tant que la conversation se poursuit, Vinnie se lève et va vers l’arrière de l’avion. Elle y trouve des toilettes qui ont l’air suffisamment propres ; elle essuie le siège, d’abord avec une serviette en papier humide, puis avec une autre, sèche.
Avant de quitter la petite pièce, elle prend sur leur étagère les flacons en plastique contenant de l’eau de Cologne, de la lotion tonique et du lait hydratant et les glisse dans son sac à main, selon son habitude. Selon son habitude, elle se dit que les British Airways et Elizabeth Arden savent, et peut-être même espèrent, qu’une passagère va s’emparer de ces produits ; qu’ils sont offerts au public à titre publicitaire.
Cette forme de confiscation – certains parleraient d’« emprunt », encore que rien, bien entendu, ne soit jamais rendu – est une habitude du professeur Miner. Les magasins sont hors de question, car ce n’est quand même pas une vulgaire voleuse à l’étalage, et les possessions de ses amis et connaissances ne risquent généralement rien bien que vous ayez intérêt à faire attention si vous lui prêtez un stylo, surtout s’il a une pointe extra-fine ; elle est susceptible de le ranger distraitement dans son propre sac. Mais dans les avions, les restaurants, les hôtels et les bureaux, la chasse est libre. De ce fait, Vinnie a une assez jolie collection de serviettes pour invités, et un stock considérable et fréquemment renouvelé de dessous de verre, d’allumettes, de serviettes en papier, de cintres, de crayons, de stylos, de craies, et de magazines de luxe comme on en trouve dans les salles d’attente des médecins et des dentistes de luxe. Elle possède une quantité de papier à en-tête de l’université de Corinth et de University College, à Londres, ainsi qu’un charmant petit pot à crème en étain provenant d’un restaurant du Maine spécialisé dans le homard qui ne lui inspire qu’un seul regret : celui de ne pas avoir pris également le sucrier assorti. Ma foi, peut-être qu’un jour…
Il ne faudrait pas croire que ces confiscations se produisent fréquemment. Des semaines ou des mois peuvent s’écouler sans que Vinnie ressente le moindre besoin d’augmenter son trésor d’objets non achetés. Mais quand cela ne va pas bien, elle commence à regarder tout autour d’elle, et des annexions s’ensuivent. Dès qu’elle en a commis une, son moral remonte très légèrement, comme si elle était assise sur le plateau d’une balance si délicatement réglée que le poids d’une boîte de trombones gratuite sur l’autre plateau suffirait à provoquer l’ascension du sien. De temps en temps, au lieu de s’approprier quelque chose qui lui plaît mais ne lui appartient pas, Vinnie améliore son univers en se débarrassant de quelque chose qu’elle n’aime pas. Au cours de son bref mariage, elle a fait disparaître complètement plusieurs des cravates de son mari et un cendrier-souvenir kitsch en forme de baignoire. Deux fois, elle a retiré des toilettes pour enseignantes dans son bâtiment à Corinth une pancarte exaspérante qui proclamait : Lavez-vous les mains avant de partir : votre santé en dépend.
Parmi les fréquentations de Vinnie, personne n’est au courant de ces pratiques, dont on fournirait sans doute une bonne explication en les faisant découler d’une conviction vague mais persistante que la vie lui doit un petit quelque chose. Ce n’est pas de l’avarice : elle paie ses factures rapidement, partage généreusement ses possessions (qu’elles soient achetées ou « empruntées »), et règle scrupuleusement sa part de la note du déjeuner. Comme elle le dit parfois en de telles circonstances, son salaire est largement suffisant pour quelqu’un qui n’a personne à sa charge.
Son sur-moi, il est vrai, élève parfois auprès de Vinnie des protestations contre cette forme de justice individuelle, surtout quand elle a le moral si bas que rien ne peut le remonter. Maintenant, par exemple, debout dans le minuscule cabinet de toilette, entourée de mises en garde et de remontrances polyglottes, elle entend une voix intérieure perçante qui domine le rugissement des moteurs. « Voleuse minable, glapit la voix. Kleptomane névrosée. Auteur d’un projet de recherche qui n’intéresse personne. »
Vinnie se rhabille avec difficulté et retourne s’asseoir. L’homme à la figure rouge se lève pour la laisser passer ; il semble mal à l’aise et fripé. En voyageur peu expérimenté, il a mis un complet trop serré fait d’un tissu synthétique imitant la laine, qui se froisse sous la pression. « C’est embêtant, marmonne-t-il. Ils devraient mettre plus d’espace entre les sièges.
— Oui, ce serait mieux, approuve-t-elle poliment.
— En fait, ils veulent se faire plus de fric. Il se rassied lourdement.
— À entasser les clients comme des bœufs dans un foutu wagon à bestiaux.
— Mm, émet vaguement Vinnie en reprenant son roman.
— Je suppose que c’est à peu près partout pareil, dans toutes les compagnies d’aviation. Personnellement, je ne voyage pas tellement. »
Vinnie soupire. Il lui apparaît avec évidence que, faute de mesures énergiques de sa part, l’homme venu de l’Ouest, qu’il soit businessman, éleveur, ou quelle que soit sa profession, va l’empêcher de lire The Singapore Grip et rendre le reste du vol extrêmement fastidieux.
« En effet, ce n’est jamais des plus confortables, acquiesce-t-elle. À mon avis, ce qu’il y a de mieux à faire c’est de se munir d’une lecture vraiment intéressante, pour ne pas trop s’en ressentir.
— Ouais, probable, j’aurais dû y penser. » Il adresse à Vinnie un regard triste et désemparé, qui suscite en elle l’irritation qu’elle éprouve devant les plus incapables de ses étudiants : ce sont souvent des étudiants à qui leur bourse a été accordée en raison de leur bon niveau sportif, et qui n’ont en réalité rien à faire à Corinth.
« J’ai emporté d’autres livres, si vous voulez y jeter un coup d’œil. » Vinnie se baisse et extrait de son grand sac The Oxford Book of Light Verse, un guide de poche des fleurs de Grande-Bretagne, et le Petit Lord Fauntleroy, qu’elle doit relire pour un article dans une revue universitaire. Elle pose les volumes sur le siège du milieu, prenant conscience au même instant de leur inadéquation individuelle et collective.
« Oh ! Merci !, s’exclame son voisin chaque fois qu’un livre apparaît. Ma foi, si vous êtes sûre que vous n’en avez pas besoin… »
Vinnie l’assure que ce n’est pas le cas. Elle est déjà en train de lire un livre, signale-t-elle, étouffant un soupir d’impatience. Puis, avec un soupir de soulagement, elle se plonge à nouveau dans The Singapore Grip. Pendant un moment, elle perçoit sur sa droite le bruissement de pages que l’on tourne, mais elle est bientôt complètement absorbée.
Pendant que l’ombre de la guerre s’épaissit sur Singapour dans le dernier roman achevé par Jim Farrell, l’atmosphère s’éclaircit de l’autre côté des hublots. La grisaille humide s’irradie d’or ; l’avion, ayant traversé le banc de nuages, vole en palier à la lumière du soleil, au-dessus d’une étendue de crème fouettée. Vinnie regarde sa montre : ils sont à mi-chemin de Londres. Non seulement la lumière a changé, mais elle sent que le bruit des moteurs s’est modifié, leur ronronnement devenant plus sourd, plus régulier maintenant que l’avion a franchi la moitié du trajet qui le ramène à son port d’attache. En elle aussi, elle sent une vibration plus harmonieuse, une expectative lumineuse.
L’Angleterre, pour Vinnie, a toujours été le pays élu de son imagination et de ses désirs. Elle a passé un quart de siècle à le visiter en esprit, lui donnant une forme et un contenu à partir de ses livres favoris, de Beatrix Potter à Anthony Powell. Quand elle l’a enfin vu, elle a éprouvé la même impression que les enfants de l’ouvrage de John Masefield, The Box of Delights, qui découvrent qu’ils peuvent entrer dans le tableau qui orne le mur de leur salon. Dès la première heure, l’Angleterre lui a été chère et familière ; à Londres, surtout, elle ressentait presque un sentiment de déjà vu. Là-bas, de plus, elle se sentait plus sympathique, et sa vie lui paraissait plus intéressante. Bien loin de faiblir, ces sensations se sont intensifiées avec le temps, et elle a fait en sorte de les éprouver aussi souvent que ses moyens le lui permettaient. Au cours de la dernière décennie, elle est allée presque tous les ans en Angleterre, mais hélas, en général, elle n’y a séjourné que quelques semaines de suite. Ce soir commencera son séjour le plus long à ce jour : six mois complets. Elle rêve de s’installer un jour à Londres de façon permanente, et peut-être même de devenir anglaise. Ce rêve implique toutes sortes de difficultés, légales, financières, pratiques, et Vinnie ne voit pas comment elle pourra jamais toutes les résoudre –, mais elle le veut avec tant de force qu’elle y parviendra peut-être un jour.
Beaucoup de professeurs d’anglais, à l’instar de Vinnie, tombent amoureux de l’Angleterre en même temps que de sa littérature. Mais à mesure qu’ils se familiarisent avec ce pays, leur passion première se mue souvent en indifférence ou même en mépris. Désormais, leur nostalgie à son égard se tourne vers le passé, et le plus souvent, vers la période dans laquelle ils sont spécialisés : l’Angleterre colorée, pleine de vitalité, de l’époque de Shakespeare, ou l’élégance et le charme somptueux de la période edwardienne. Avec l’amertume d’amants désillusionnés, ils se plaignent du temps froid et humide de la Grande-Bretagne contemporaine, de la vie trop chère, des habitants peu cordiaux ; selon eux, ses paysages et même son climat sont dégradés. L’âge d’or de ce pays est révolu, disent-ils ; l’Angleterre est usée et vieille, et comme la plupart des vieilles gens, elle est ennuyeuse.
Non seulement Vinnie n’est pas de cet avis, mais elle nourrit à l’égard de ceux de ses amis et collègues qui affirment avoir rejeté l’Angleterre une pitié secrète, car à ses yeux, il est clair que c’est en réalité l’Angleterre qui les a rejetés. Cette froideur dont ils se plaignent est une question de style. Les Anglais et les Anglaises n’ouvrent pas leurs bras et leur cœur au premier passant venu, de même que les pelouses anglaises ne débordent pas sur la pelouse du voisin. Les gens, comme les pelouses, se cachent derrière de hauts murs de brique et des haies touffues et épineuses, ne montrant aux étrangers que leur aspect le plus froid et le plus guindé. Il faut avoir été admis à l’intérieur pour savoir comme tout y est douillet et chaleureux.
Quant aux plaintes de ses collègues au sujet du temps et du paysage, Vinnie les met au compte d’un ressentiment aveugle, d’autant plus qu’elles sont formulées par des gens dont le pays natal est ravagé par des panneaux publicitaires, des cimetières de voitures, des blizzards et des tornades. D’aucuns déplorent qu’ici, il ne se passe jamais grand-chose : mais c’est un des plus grands charmes de l’Angleterre pour Vinnie, qui vient de s’échapper d’une nation aux prises avec une actualité spectaculaire et horrible et d’une université périodiquement secouée par des manifestations politiques et des rixes d’étudiants ivres. Elle plonge dans sa vie anglaise comme dans un grand bain tiède qui n’est agité que par les doux remous qu’elle provoque elle-même et par l’explosion de petits scandales pareils à des bulles de mousse, qui vaporisent dans l’air ambiant l’écume suave des commérages. Dans l’Angleterre personnelle de Vinnie, il se passe beaucoup de choses : en tout cas, bien assez pour elle.
De plus, l’Angleterre est un pays où le folklore est un domaine d’étude ancien et honorable. Les trois recueils de contes pour enfants présentés par Vinnie, ainsi que son livre sur la littérature enfantine, ont reçu ici un bien meilleur accueil qu’en Amérique, et les revues anglaises lui demandent davantage d’articles. Enfin – cette idée vient de lui traverser l’esprit – l’Atlantic n’est pas diffusé largement en Grande-Bretagne ; et même si par un hasard peu probable ses amis anglais tombent sur l’article de Zimmern, cela ne leur fera pas beaucoup d’effet. Les intellectuels anglais, elle l’a remarqué, n’ont que peu de respect pour l’opinion des critiques américains.
Tandis qu’un sourire naît sur les lèvres de Vinnie, qui se rappelle les réflexions de ses amis de Londres sur la presse américaine, l’équipage commence à servir le déjeuner ; peut-être devrait-on parler de dîner, puisqu’il est maintenant sept heures à Londres. Vinnie achète une mignonnette de xérès et accepte une tasse de thé. Comme d’habitude, elle refuse le plateau de plastique sur lequel ont été disposés des monticules d’une substance neutre et insipide (sciure humide ? fécule ?) colorée et modelée de façon à simuler du ragoût de bœuf, des choux de Bruxelles, de la purée de pommes de terre, et du flan au citron. Elle ne se laisse plus duper, bien qu’elle ait supposé jadis que l’altitude ou la légère angoisse provoquée par le vol étaient responsables de la fadeur de ce qu’on mange en avion. Or les pique-niques dont elle se munit désormais sont aussi savoureux qu’ils le seraient au niveau de la mer.
« Mmm, ça a l’air bon, s’exclame son voisin en contemplant le sandwich au poulet de Vinnie avec un regard d’envie qu’elle a déjà vu chez d’autres compagnons de voyage. Ce truc-là a le goût de fourrage.
— Oui, je sais. » Elle lui sourit pour la forme.
« Ils doivent y faire quelque chose de bizarre. L’irradier, un truc dans ce goût-là.
— Hm. » Vinnie termine son sandwich, replie soigneusement le papier paraffiné, déballe une grosse pomme Mclntosh luisante et une barre de chocolat Tobler amer, et ouvre de nouveau son roman. L’autre retourne à son fourrage, qu’il mâche lentement, d’un air découragé. Il repousse enfin le plateau et reprend le Petit Lord Fauntleroy.
« Vous devez être contente de rentrer en Angleterre », dit-il au moment où Vinnie accepte une deuxième tasse de thé proposée par le steward. Elle termine la phrase qu’elle était en train de lire, s’interrompt, et fronce les sourcils. Est-ce qu’elle vient de penser à voix haute, comme il lui arrive de le faire ? Non ; mais sans doute cet Américain de l’Ouest, fourvoyé par son accent de la Nouvelle-Angleterre et ses intonations universitaires, et aussi, certainement, par sa préférence pour le thé, est-il convaincu qu’elle est britannique.
Vinnie sourit. Si ignorant que soit cet homme, il tient là une part de vérité, comme ceux de ses amis britanniques qui notent quelquefois qu’elle n’a vraiment pas grand-chose d’américain.
Vinnie sait que l’idée qu’ils se font des « Américains » est une convention forgée par les médias. Elle a cependant souvent pensé que pour quelqu’un qui est né et qui a grandi aux « States », comme ils disent, elle constitue une anomalie –, que, psychologiquement aussi bien qu’intellectuellement, elle est essentiellement anglaise. Il est agréable de constater que son voisin a la même idée ; ce sera une histoire amusante à raconter à ses amis.
Mais en même temps, Vinnie est gênée par ce malentendu. En tant que professeur et chercheur, elle n’aime pas les erreurs de fait ; son instinct la pousse à les corriger dès que possible. D’ailleurs, si elle ne corrige pas cette erreur-là, le rougeaud lourdement charpenté installé du côté de l’allée centrale comprendra qu’il s’est trompé quand il la verra faire la queue sous le panneau Non-Commonwealth Passports. Ou il croira qu’elle se trompe, et interviendra bruyamment pour la tirer d’affaire. Non : il faut qu’elle lui explique avant l’atterrissage qu’elle n’est pas britannique.
Il lui semble cependant peu gracieux de se borner à une sèche déclaration ; et puisqu’elle a découragé son voisin dans ses tentatives trop fréquentes d’interrompre sa lecture, Vinnie hésite à interrompre la sienne, d’autant plus qu’il est maintenant plongé dans le Petit Lord Fauntleroy, dont un des personnages secondaires, M. Hobbs, l’épicier démocrate et communicatif, n’est pas sans ressemblance avec lui. Elle soupire et regarde par le hublot, où le ciel s’obscurcit maintenant au-dessus d’une ligne d’horizon écarlate ; elle cherche comment amener dans la conversation une allusion à sa nationalité américaine. La première fois que j’ai lu ce livre, quand j’étais petite, dans le Connecticut… Puis elle regarde M. Hobbs, désireuse de le voir se tourner vers elle et parler ; mais il n’en fait rien. Il continue à lire imperturbablement, augmentant ainsi le respect de Vinnie pour lui et pour Frances Hodgson Burnett, auteur du livre.
Ce n’est que lorsqu’ils survolent l’Irlande, quelques heures plus tard, que M. Hobbs termine le Petit Lord Fauntleroy et le lui rend en la remerciant, et que Vinnie peut enfin dissiper le malentendu.
« Vous voulez dire que vous êtes américaine ? » Il bat lentement des paupières. « Vous m’avez bien eu. D’où êtes-vous ? »
Comme ils ont presque atteint leur destination, et que ses yeux sont fatigués par la lecture, Vinnie se montre moins insociable et répond aimablement. Au cours des vingt minutes suivantes, elle apprend que son voisin se nomme Charles Mumpson, dit Chuck ; que c’est un ingénieur de Tulsa spécialisé dans les systèmes d’élimination des déchets ; qu’il a fait ses études à l’université de l’Oklahoma ; qu’il est marié, a deux enfants adultes, un de chaque sexe, et trois petits-enfants (le nom, l’âge et l’activité de chaque membre de la famille sont précisés) ; enfin, que son séjour en Angleterre, organisé par les Sun Tours, va durer quinze jours. Sa femme, qui est « dans l’immobilier », n’a pas pu l’accompagner (« Il y a un vrai boum foncier en ce moment à Tulsa ; elle est dans les ventes jusqu’au cou »). Cependant, sa sœur aînée et son mari participent au voyage qui regroupe essentiellement des employés de la compagnie d’électricité, pour laquelle travaille son beau-frère, et leurs familles. Là-dessus, Hobbs/Mumpson se soulève dans son siège et insiste pour présenter Vinnie à sœurette et à son mari, dont il n’y a rien à dire, sinon qu’il s’agit d’un couple d’une soixantaine d’années, très gentil, habitant Fort Worth, au Texas, et se rendant en Europe pour la première fois.
Tandis que Vinnie recueille ces diverses informations, et, soumise à un interrogatoire amical, en fournit quelques-unes sur son propre compte, elle se demande pourquoi des citoyens des États-Unis qui n’ont rien en commun et ne se reverront jamais éprouvent le besoin d’échanger ce genre de renseignements. Cela ne peut qu’encombrer de données inutiles les cellules de leur cerveau, et de plus, cela a souvent pour résultat néfaste de couper les unes des autres des personnes qui auraient pu nouer une relation épisodique. (Le beau-frère de Mumpson, comme bien d’autres avant lui, s’est exclamé : « Vous êtes professeur d’anglais ? Oh là, faut que je surveille ma façon de parler, j’ai toujours été nul en anglais ! ») Dans les Îles Britanniques, en revanche, l’anonymat des voyageurs est préservé. Si des inconnus qui se trouvent partager un compartiment de chemin de fer engagent la conversation, celle-ci porte sur des sujets d’intérêt général, et d’ordinaire, personne ne révèle ni sa provenance, ni sa destination, ni sa profession, ni son nom.
Lorsque l’avion arrive au-dessus de Heathrow, Vinnie en a déjà assez de Chuck Mumpson et de sa famille. Par un injuste coup du sort, on annonce alors au haut-parleur qu’en raison de l’encombrement de l’espace aérien, l’avion sera soumis à une attente en vol de durée indéterminée. Tandis qu’ils dessinent un cercle incliné dans le ciel obscur et humide, frôlant certainement la collision avec d’autres avions, Vinnie apprend d’autres détails sur le climat et la croissance démographique de Tulsa et de Fort Worth, les services publics et leurs sources d’énergie, le crochet (sœurette confectionne une minuscule veste afghane pour le cinquième petit-enfant, dont la naissance est attendue prochainement), ainsi que l’itinéraire prévu par l’agence Sun Tours ; elle en sait maintenant bien plus sur tout cela qu’elle n’a jamais désiré en savoir. Quand l’arrière de l’avion rencontre enfin rudement la piste d’atterrissage de Heathrow, non seulement elle-se félicite, comme d’habitude, d’avoir survécu au voyage, mais également de pouvoir se séparer de ses nouvelles connaissances.
Ayant choisi son siège avec astuce, Vinnie est parmi les premiers passagers à quitter l’avion et à subir les formalités d’entrée dans le pays. La rapidité est indispensable maintenant : l’avion a plus d’une demi-heure de retard, et le service d’autobus pour Londres va bientôt s’interrompre. Mais dans la zone de livraison des bagages, sa compétence ne lui sert pas à grand-chose. Elle sait où trouver un chariot, et où se placer pour voir défiler le tapis roulant et s’emparer de ses valises dès qu’elles apparaîtront. La première arrive presque immédiatement, mais la deuxième, plus volumineuse, tarde à se matérialiser.
La longue salle mal chauffée au plafond bas se remplit de voyageurs désorientés ; sur la montre de Vinnie, l’aiguille des minutes avance par petites saccades ; des bagages inconnus, valises, sacs de voyage, sacs à dos et cartons passent devant elle. Elle commence à inventorier le contenu de sa valise (perdue ? volée ?) qui comprend non seulement la plupart de ses vêtements chauds mais aussi, ce qui est plus désastreux, des notes portant sur son projet de recherche, des ouvrages de référence indispensables, et toutes les chansons qu’elle a recueillies en Amérique et qu’elle entend comparer avec leurs homologues britanniques : presque cent pages de matériaux essentiels. Pendant que des bagages que personne ne réclame tournent bêtement en rond devant elle, elle imagine toutes les démarches auxquelles elle va être contrainte pour remplacer tout ce qui se trouvait dans cette valise : les expéditions dans des grands magasins, des papeteries, des librairies ; les photocopies à quinze pence la page (à Corinth, c’est gratuit) ; la lettre au professeur-invité qui utilise actuellement son bureau, implorant cet inconnu d’ouvrir les cartons scellés où est entreposé le contenu de son armoire à dossiers et de chercher un classeur dont l’étiquette indique… mais que diable indique l’étiquette ? Et le classeur est-il vraiment dans un de ces cartons, ou à la maison, dans la chambre d’amis fermée dont les locataires n’ont pas la clé ? Doit-elle leur envoyer un double, mettant ainsi à la disposition de deux étudiants en architecture son courrier personnel, ses journaux intimes, ses éditions originales de livres illustrés par Arthur Rackham et Edmund Dulac, et ses réserves de vins et d’alcools ? Des bagages anonymes continuent de défiler devant elle, accompagnés d’un chien invisible d’un blanc sale, qui adresse à Vinnie un gémissement pathétique à chacun de ses passages. Pauvre Vinnie, qu’est-ce que tu croyais ? pleurniche-t-il ; c’est bien ta chance.
Vingt minutes plus tard, alors que la salle est maintenant presque déserte, la valise de Vinnie apparaît en cahotant ; un des coins est tout cabossé et de ce côté-ci, la serrure a sauté. Elle est trop exténuée et trop démoralisée pour en éprouver un grand soulagement ou pour avoir le courage de porter plainte. Morne, elle prend la valise sur le tapis roulant et, tant bien que mal, la hisse sur le chariot. Le douanier, dans un bâillement, lui fait signe de passer. Elle pénètre dans la salle d’attente, où, en dépit de l’heure tardive, des gens de diverses nationalités patientent encore. Certains portent des bébés, d’autres brandissent des pancartes où est inscrit le nom de la personne qu’ils attendent. À l’arrivée de Vinnie, tous lui jettent un bref coup d’œil, puis regardent plus loin. Ils gesticulent, poussent des cris, se précipitent, ouvrent les bras, la bousculant pour rejoindre plus vite leurs amis ou leurs parents. Vinnie, dont personne ne veut, que personne n’attend, consulte sa montre et, inspirant anxieusement, entreprend de pousser son chariot vers l’autre extrémité du bâtiment aussi rapidement que possible, Fido trottant sur ses talons. Bientôt, elle halète, son cœur bat la chamade ; elle est obligée de ralentir. Pas de doute, elle vieillit, elle s’affaiblit au physique comme au moral. Ses bagages semblent plus lourds qu’autrefois ; plus tôt qu’elle ne le croit, une année viendra où elle sera trop vieille, trop faible, trop malade pour voyager seule, ce qui est la seule façon de voyager qu’elle pratique. Fido se frotte contre sa jambe en reniflant lamentablement. Suffit ! Ses bagages sont plus lourds parce qu’elle va rester plus longtemps et qu’elle a emporté plus de choses, c’est tout. Quant à l’autobus, puisque ce soir, tous les vols sont retardés, il va sûrement attendre. Inutile de courir, de haleter, de s’affoler.
Cette dernière réflexion se révèle erronée. Quand Vinnie, à une allure qu’elle veille à modérer, sort du bâtiment en poussant son chariot dans la nuit pluvieuse balayée par les lueurs des lampadaires, elle voit à mi-distance un autobus rouge à deux étages s’éloigner du trottoir. Elle a beau crier « Attendez ! Arrêtez ! », on ne l’entend pas, ou on ne fait pas attention. Pire encore, il n’y a pas de taxis à la station, rien qu’une queue de gens à l’air épuisé. Debout dans la queue, gelée, lasse, elle sent monter en elle, comme de l’eau froide et stagnante, la dépression liée au décalage horaire. Que fait-elle à minuit en ce lieu humide, laid et désert ? Pourquoi a-t-elle dépensé tant d’argent pour venir si loin ? Personne ne l’a invitée, personne ne veut d’elle, ni ici ni ailleurs. Personne n’a rien à faire de son travail stupide sur les chansons enfantines. Fido, qui est maintenant assis sur la valise cassée, pousse un hurlement de corne de brume.
Vinnie constate à son grand désarroi que si elle n’agit pas immédiatement de façon raisonnable, elle va également se mettre à hurler. Elle sent un sanglot précurseur lui monter à la gorge, elle sent la brûlure cuisante des larmes qui lui viennent aux yeux.
Agir. Comment ? Elle peut, bien sûr, retourner à l’aérogare et essayer d’appeler un « mini-taxi » : mais ils ont la réputation de ne pas venir même quand ils l’ont promis. Et de gonfler leurs tarifs. Et dans ce cas, aura-t-elle assez d’argent anglais ?
Inutile de se faire du souci pour ça : pas pour le moment. Respirant deux fois profondément pour se calmer, Vinnie pousse ses bagages de nouveau dans la direction de l’aérogare, espérant qu’un taxi va apparaître miraculeusement. Il n’y en a pas, bien sûr ; rien qu’une troupe de Sun-touristes avec leurs valises, attendant d’embarquer dans le car affrété par leur agence. Elle est sur le point de battre en retraite quand M. Hobbs/Mumpson la hèle. Il porte maintenant un chapeau de cow-boy marron orné de plumes et une canadienne en mouton retourné ; couvert d’appareils photo accrochés en bandoulière, il ressemble plus que jamais à une caricature de touriste américain, catégorie Homme-de-l’Ouest.
« Hep, là-bas ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, répond Vinnie au prix d’un grand effort sur elle-même, se rendant compte que son état d’âme doit être gravé sur son visage. Je cherchais simplement un taxi. »
M. Mumpson contemple l’étendue déserte, battue par la pluie, balayée de lumières. « On dirait qu’il n’y en a pas par ici.
— Non. » Vinnie parvient à sourire – un bref sourire défensif. « Apparemment, ils se transforment tous en citrouilles à minuit.
— Hein ? Oh, ha-ha. Écoutez, j’ai une idée. Vous n’avez qu’à prendre le car avec nous. Il va en pleine ville : hôtel situé au centre, c’était marqué dans la brochure. À tous les coups, vous pourrez trouver un taxi là-bas. »
Sans tenir compte de ses protestations faibles et lasses, il s’enfonce dans la foule et revient une minute plus tard pour annoncer que tout est arrangé. Heureusement, comme Vinnie et M. Mumpson sont les derniers à monter, ils ne peuvent pas s’asseoir côte à côte, ce qui épargne à Vinnie des bavardages supplémentaires.
Le trajet jusqu’à Londres s’écoule dans le silence brumeux de la fatigue. Bien que Vinnie ait souvent été à l’étranger, c’est la première fois (et la dernière, espère-t-elle) qu’elle voyage dans un car de tourisme. Bien entendu, elle en a souvent vu dans la rue, et elle a toujours observé avec un mélange de mépris et de pitié les touristes entassés à l’intérieur qui contemplaient d’un œil mou de poisson, à travers les vitres vertes, épaisses et déformantes de leur aquarium roulant, un étrange monde extérieur dépourvu de tout bruit.
Le car s’arrête devant un grand hôtel anonyme, près de l’aérogare urbaine, où, en effet, plusieurs taxis sont stationnés. M. Mumpson l’aide à charger ses bagages dans l’un d’entre eux, et elle le quitte, avec des remerciements sincères et en accord insincère avec l’espoir « qu’ils vont se revoir » de nouveau.
Il est presque une heure du matin. Pendant que son taxi roule vers le nord, dans la ville humide et sous la pluie, Vinnie, épuisée, se demande quels nouveaux désastres l’attendent dans l’appartement de Regent’s Park Road qu’elle a loué pour la troisième fois à un professeur d’Oxford. Il n’y aura sans doute personne au rez-de-chaussée pour lui donner les clés (Fido gémit) ou alors le logement sera d’une saleté ignoble ; ou bien, l’électricité sera en panne. Si un ennui est imaginable, elle le subira certainement.
Mais la jeune femme qui occupe l’appartement donnant sur le jardin est là, et elle est encore éveillée ; les clés tournent facilement dans les serrures ; le commutateur est à l’endroit dont Vinnie se souvenait, tout à côté de la porte. Voici le téléphone blanc avec son numéro bien connu, et la pile d’annuaires aux élégants coloris pastel : A-D, crème ; E-K, rose géranium ; L-R, vert fougère ; S-Z, bleu myosotis, qui contiennent entre leurs pétales fermés les noms de tous ses amis londoniens. Le divan et les sièges sont à leur place ; les gravures au cadre doré représentant des collèges d’Oxford luisent doucement de chaque côté de la cheminée. Le foyer parfaitement nettoyé est décoré comme toujours d’un éventail en papier blanc qui rappelle la céramique blanche des pots de lierre anglais posés sur leur support dans la grande baie en saillie. Pour la deuxième fois ce soir, des larmes piquent les yeux de Vinnie ; mais maintenant, ce sont des larmes de soulagement, et même de joie.
Puisque personne ne l’observe, elle les laisse couler. Pleurant paisiblement, elle tire ses bagages à l’intérieur, verrouille la porte derrière eux, et se retrouve enfin en sécurité, chez elle, à Londres.